II
POUR L’AMOUR D’UNE FEMME

Bryan Ferguson, le majordome manchot attaché à la demeure des Bolitho, ouvrit son pot à tabac et s’arrêta un instant avant de bourrer sa pipe. A l’époque, il avait cru que même des gestes aussi simples lui seraient interdits à jamais : se reboutonner, se raser, manger ; alors, bourrer une pipe…

Cela mis à part, c’était un homme heureux, reconnaissant même, en dépit de son infirmité. Il était majordome de Sir Richard Bolitho et de sa dame, il avait une maison à lui près des écuries. A l’arrière de sa demeure, l’une des plus petites pièces lui servait de bureau. Non qu’il ait beaucoup à faire à cette époque de l’année. Mais la pluie avait cessé et la neige qu’avaient évoquée les postiers leur avait été épargnée.

Il jeta un coup d’œil circulaire dans la cuisine, le centre de l’univers qu’il partageait avec Grâce, sa femme, gouvernante de la maison. On notait un peu partout la preuve de ses talents : des réserves soigneusement étiquetées et scellées à la cire, des fruits secs, et, suspendues à l’autre bout de la pièce, des flèches de lard fumé. Leur simple odeur le faisait saliver. Mais ce jour-là, il avait la tête ailleurs qu’à ces menus plaisirs. Il était trop préoccupé par le sort de son plus vieil et meilleur ami, John Allday.

Il regarda le pichet de rhum posé sur la table bien briquée. Intact.

— Allez, John, viens t’en jeter un. C’est exactement ce qu’il te faut en janvier quand il fait si froid.

Mais Allday restait planté près de la fenêtre, agitant des pensées moroses. Il finit par répondre :

— J’aurais dû aller à Londres avec lui. C’est là qu’est ma place, tu comprends ?

Voilà que ça le reprenait.

— Seigneur… tu n’as pas encore passé chez toi le temps d’un quart du soir et tu te fais un sang d’encre parce que Sir Richard est parti à Londres sans toi ! A présent, tu as Unis, ta petite fille, et la plus jolie auberge de ce côté-ci de la Helford. Tu devrais en profiter.

Allday se tourna vers lui.

— J’savions tout ça, Bryan. Pour sûr que j’le savions.

Ferguson bourra son tabac, fort préoccupé. C’était encore pis que la dernière fois. Il regarda à son tour son ami. Les rides autour de ses commissures s’étaient creusées. Sans doute la souffrance que lui causait ce coup de sabre d’un Espagnol. Ses cheveux drus et tout ébouriffés étaient poivrés de gris. Mais les yeux étaient toujours aussi vifs.

Ferguson attendit qu’il se fût assis, ses grosses paluches autour du pichet d’étain qui lui était personnellement réservé. Des mains fortes, carrées ; qui ne l’aurait pas connu aurait pu croire qu’elles étaient maladroites et pataudes. Mais Ferguson les avait vues à l’œuvre, lorsqu’elles maniaient couteaux et outils affûtés comme des rasoirs pour confectionner les plus minutieux des modèles réduits de bateaux qu’il ait jamais vus. Des mains capables aussi de soulever un enfant avec la douceur d’une nourrice.

Allday lui demanda :

— A ton avis, Bryan, quand c’est-y qu’y vont rentrer ?

Ferguson lui tendit la bougie et le regarda allumer sa longue pipe en terre. La fumée commença à flotter près de la cheminée où le chat dormait au coin de l’âtre.

— Un des gardes du seigneur est passé, il m’a dit que les routes étaient meilleures que la semaine dernière. Mais ça va pas très vite pour une voiture attelée à quatre, et je te parle pas de la malle-poste.

Bon, voilà qui n’allait pas aider à le rasséréner. Il ajouta :

— Je me disais, John. En avril ça va faire trente-trois ans depuis la bataille des Saintes. Difficile à croire, tu trouves pas ?

Allday haussa les épaules.

— Je comprends pas comment que tu t’en souviens encore.

Ferguson baissa les yeux sur sa manche vide.

— C’est pas un truc que je pourrai oublier facilement.

Allday se pencha à travers la table et lui toucha le bras.

— Désolé, Bryan, j’voulais pas te blesser.

Ferguson lâcha un sourire et Allday avala une lampée de rhum.

— Ça veut dire aussi que je vais avoir cinquante-trois ans cette année – et, voyant l’air dubitatif d’Allday : Eh, oui, j’ai même un papier qui le prouve.

Puis il lui demanda posément :

— Et toi, combien que ça va te faire ? A peu près la même chose, non ?

Il savait bien qu’Allday était plus vieux que ça ; il avait déjà servi à la mer quand ils s’étaient fait ramasser par le même détachement de presse, sur la plage de Pendower.

Allday le fixait, l’œil mauvais.

— Ouais, quelque chose dans ce genre – il se tourna vers le feu, avec un soudain désespoir dans les yeux. J’suis son maître d’hôtel, tu vois. J’soyons à lui.

Ferguson se saisit du pichet de grès et se resservit généreusement.

— J’sais bien, John. Tout le monde le sait.

Il se souvint brusquement de son bureau encombré qu’il avait quitté une heure plus tôt, lorsque Allday était arrivé sans crier gare dans une voiture de louage. En dépit des livres de comptes écornés et de l’humidité hivernale, c’était comme si elle était là, devant lui. Lady Catherine n’était pas passée au bureau depuis bien avant la Noël, quand elle était partie pour Londres avec l’amiral ; on y respirait pourtant encore son parfum, une odeur de jasmin. Depuis toutes ces années qu’ils arrivaient et repartaient, la vieille demeure était accoutumée aux allées et venues des Bolitho. Puis, tôt ou tard, il y en avait un qui ne rentrait pas. La maison s’y était faite ; elle attendait, avec tous ces portraits sombres des Bolitho défunts. Elle attendait… Mais lorsque Lady Catherine s’absentait, c’était différent. La vieille maison paraissait vide.

Il ajouta :

— Et Lady Catherine, sans doute plus que tout le monde.

Quelque chose dans le ton de sa voix fit qu’Allday se tourna vers lui.

— Toi aussi, tu es charmé, Bryan ?

— J’ai jamais connu une femme pareille. J’étais avec elle, quand on a retrouvé cette fille.

Il fixait obstinément sa pipe.

— En mille morceaux, qu’elle était, mais madame l’a prise dans ses bras comme une enfant. J’oublierai jamais… Je sais qu’l’idée que tu vieillis te fout un coup, John, que t’es trop vieux pour mener la vie d’un marin. M’est avis que Sir Richard le craint, lui aussi. Et pourquoi que je te dis tout ça ? Tu le sais mieux que personne, vieux !

Pour la première fois, Allday lui sourit. Un cotre de la douane était entré à Falmouth et y avait donné des nouvelles ainsi que quelques dépêches. Allday reprit, bougon :

— T’étais au courant pour lui et cette fille, Zénoria ?

— J’ai deviné. Mais ça n’est pas allé plus loin, même que Grâce elle se doute de rien.

Allday souffla la bougie. Grâce était exactement la femme qu’il fallait à Bryan, elle l’avait sauvé quand il était rentré avec un bras en moins. Cela dit, c’était une commère. Une chance que Bryan la connaisse aussi bien. Il reprit :

— J’aime mon Unis plus que ce que je saurais dire. Mais je n’abandonnerai pas Sir Richard. Pas maintenant, alors que tout est près de se terminer.

La porte s’ouvrit et Grâce Ferguson entra dans la cuisine.

— Eh, vous deux, on dirait deux vieilles ! Et ma soupe ?

Mais elle les regardait avec attendrissement.

— Je viens de m’occuper des flambées, reprit-elle. La nouvelle bonne, cette Mary, veut bien faire, mais c’est une tête de linotte !

— Les flambées, Grâce ? s’écria Ferguson. Tu ne trouves pas que tu vas un peu vite en besogne ?

Mais il avait d’autres pensées en tête. Il ruminait encore ce que lui avait déclaré Allday. Je n’abandonnerai pas Sir Richard. Pas maintenant, alors que tout est près de se terminer. Il essaya de chasser cette idée, mais rien à faire. Que voulait-il dire exactement ? Que la guerre allait finir, et que l’on ferait les comptes ? Ou craignait-il pour Sir Richard ? Ce n’était pas nouveau. Ferguson avait plus d’une fois entendu Bolitho les comparer à un maître et à son chien fidèle. Chacun avait peur de laisser l’autre derrière lui.

Grâce l’observait attentivement.

— Qu’y a-t-il mon chéri ?

— Rien, fit-il en hochant la tête.

Allday leur jeta un regard. Il avait beau être souvent à la mer, il n’avait pas d’ami plus proche. Il répondit à Grâce :

— Il trouve que je suis trop vieux, que je suis mûr pour qu’on me débite comme une vieille épave pourrie !

Elle posa la main sur son gros poignet.

— C’est une idée folle, quand on a une femme toute gentille et un joli bébé. Vieux, vraiment !

Mais elle ne réussissait pas à sourire. Elle les connaissait trop bien tous les deux pour ne pas deviner ce qui s’était passé.

La porte s’ouvrit. Cette fois, c’était Matthew, le cocher. Tout comme Allday, il avait protesté quand, le laissant à Falmouth, Bolitho et Catherine avaient pris la malle-poste.

Ferguson était soulagé de cette interruption.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Matthew ?

Le visage de Matthew s’éclaira d’un large sourire.

— Je viens d’entendre la corne de la diligence. La même chose que la dernière fois, quand il est revenu !

— Attelle et va les chercher sur la place, lui répondit sèchement Ferguson.

Mais Matthew avait déjà disparu. Il avait été le premier à avoir entendu quelque chose, tout comme il avait été le premier à entendre le canon de Saint-Martin lorsque Bolitho était revenu à Falmouth, un peu plus d’un mois auparavant.

Bryan embrassa sa femme sur la joue.

— Pourquoi tu m’embrasses ?

Ferguson lança un coup d’œil à Allday. Ils revenaient. Puis avec un sourire :

— Parce que tu leur as fait du feu – et, ne pouvant s’en empêcher : Et pour tant d’autres choses, Grâce.

Il attrapa son manteau.

— Tu souperas avec nous, John ?

Mais Allday se préparait à partir.

— Y voudront point avoir trop de monde ici quand ils arriveront – il redevint sérieux. Quand il aura besoin de moi, j's’rai paré. Un point c’est tout.

La porte se referma, Ferguson et sa femme échangèrent un regard. Elle lui dit enfin :

— Il le prend mal.

Ferguson songeait à cette odeur de jasmin.

— Elle le prendra mal elle aussi.

On entendit dans la cour des écuries l’élégante voiture aux armes des Bolitho, les roues claquaient sur les pavés en jetant des étincelles. Cela faisait plusieurs jours que Matthew se préparait à cet événement, il avait harnaché les chevaux pour le moment où l’on pouvait s’attendre à voir arriver la malle de Truro passer King’s Head avant d’arriver à Falmouth. Ferguson s’arrêta devant la porte.

— Va donc chercher de ce vin qu’ils aiment tant, Grâce.

Elle s’en souvenait comme si c’était hier : lorsqu’ils avaient mis la main dessus, embarqué de force sur un vaisseau du roi, le vaisseau que commandait Bolitho. Et puis l’infirme qu’on lui avait rendu. Jusqu’alors, elle n’avait jamais mis de mots sur tout cela. L’homme que j’aime.

Elle lui sourit.

— Du Champagne ? Je ne sais pas ce qu’ils lui trouvent !

Alors que tout est près de se terminer. Il aurait dû lui répéter ce que lui avait dit Allday, mais elle était déjà partie et, après tout, il préférait que cela restât un secret entre eux.

Il sortit. L’air, froid et humide, sentait la mer. Ils étaient de retour. Il était maintenant de la plus haute importance que tout se passe sans agitation : Allday l’avait parfaitement compris, tout impatient qu’il fût. Mais finalement, c’était comme s’ils ne s’étaient absentés qu’une journée de Falmouth.

Il se tourna vers le dernier box et vit Tamara, la grande jument, qui encensait. La grande liste blanche de son chanfrein brillait doucement dans la pénombre.

Aucun doute n’était plus possible. Ferguson s’approcha et lui caressa les naseaux.

— Elle arrive, ma fille. Et c’est pas trop tôt.

Une demi-heure plus tard, la voiture pénétrait dans l’allée. Le héros et sa maîtresse qui avaient scandalisé tout le pays, défié l’hypocrisie et les conventions, rentraient chez eux.

 

Le lieutenant de vaisseau George Avery se regardait d’un œil critique dans le miroir du tailleur, comme il aurait regardé un inconnu. Il connaissait à peine Londres et ses précédents séjours avaient en général été consacrés à des missions à l’Amirauté. Le tailleur tenait boutique dans Jermyn Street, une artère envahie par les commerces et les demeures élégantes. L’air y paraissait bien pollué quand on revenait de mer ; mais, empli du fracas des voitures et des sabots, l’endroit était vivant.

Il avait dû marcher des milles et des milles, ce qu’il affectionnait toujours autant après l’exiguïté des bâtiments de guerre. Il sourit à l’image que lui renvoyait le miroir ; peu habitué à prendre autant d’exercice, il était épuisé.

Cela faisait un effet étrange, tout cet argent à dépenser, c’était quelque chose d’inédit pour lui. Des parts de prises, gagnées plus de dix ans auparavant, lorsqu’il était second de la goélette Jolie, elle-même prise aux Français. Il l’avait presque oublié, tant cela lui avait paru dérisoire quand on songeait aux malheurs qui avaient suivi. Il avait été blessé lorsque la Jolie avait été vaincue par une corvette française, puis fait prisonnier et emmené en France. On l’avait échangé au cours de la brève trêve de la paix d’Amiens, et il avait été traduit en conseil de guerre. Il avait écopé d’un blâme pour avoir perdu son bâtiment, alors même qu’il était trop grièvement blessé pour empêcher les autres d’amener les couleurs. Pendant la cour martiale devant laquelle passait Adam, il avait revécu chaque moment de sa propre déchéance.

Il songea à la maison de Chelsea où il était descendu et se demanda si Bolitho et Catherine étaient arrivés en Cornouailles. Il avait toujours du mal à s’habituer, encore plus à considérer comme un dû qu’ils lui aient laissé la jouissance de leur maison. Pourtant, il allait bientôt devoir se rendre à Falmouth, afin de se trouver là-bas avec les autres lorsque Sir Richard recevrait ses ordres. Son petit équipage, comme il les appelait. Avery se disait que l’équipage était maintenant dangereusement proche de devenir une famille.

Arthur Crowe, le tailleur, se tourna vers lui.

— Tout est-il comme vous voulez, commandant ? Je vous ferai livrer le reste des uniformes dès que ce sera prêt.

Poli, presque humble. Assez différent de ce qu’il était la première fois qu’il l’avait vu. Crowe avait été à deux doigts de lui faire des remarques désagréables sur son uniforme, œuvre du tailleur de Falmouth, Joshua Miller. Encore un pauvre marin désargenté, plutôt âgé pour son grade, qui a probablement commis quelque bêtise, condamné à rester lieutenant de vaisseau jusqu’à ce qu’on le renvoie ou que la mort se charge de régler définitivement l’affaire. Avery avait étouffé dans l’œuf ces critiques muettes en mentionnant négligemment le nom de son amiral, et en ajoutant que les Miller confectionnaient l’uniforme des Bolitho depuis des générations.

Il hocha la tête.

— C’est parfait.

Son regard glissa jusqu’à l’épaulette dorée qui ornait son épaule droite. A ça aussi, il allait devoir s’habituer. Une épaulette unique sur l’épaule droite était l’insigne de grade de capitaine de vaisseau, non confirmé, mais capitaine de vaisseau tout de même. Leurs Seigneuries, apparemment à la demande pressante du Prince-Régent, avaient changé tout cela. Désormais, l’épaulette unique était réservée aux lieutenants de vaisseau, jusqu’à ce que la mode change une fois de plus.

La pièce s’assombrit, et il crut d’abord que le ciel se couvrait. Mais il s’agissait d’une voiture qui venait de s’arrêter dans la rue, devant la fenêtre : une voiture fort élégante, bleu foncé, avec des armoiries quelconques sur les portières. Un valet en était descendu pour abaisser le marchepied. Tout cela n’avait pas échappé au tailleur : il se précipita à la porte, l’ouvrit et un vent glacé pénétra dans la pièce.

C’était assez étrange, songeait Avery, dans toutes les boutiques qu’il avait fréquentées, il n’y avait apparemment aucune pénurie, comme si la guerre contre la France et celle qui venait d’éclater avec l’Amérique se déroulaient sur une autre planète.

Il observait distraitement le spectacle lorsqu’une femme sortit de la voiture. Elle portait un épais manteau haut cintré, dans les mêmes tons que le véhicule. Son visage était à demi caché par le rebord de son chapeau, et elle avait le regard baissé sur le trottoir.

Arthur Crowe s’inclina légèrement, son mètre accroché autour du cou comme un insigne de sa fonction.

— Quel bonheur de vous revoir, milady, une bien belle matinée même si l’air est mordant !

Avery eut un petit sourire. Visiblement, Crowe ne traitait pas de même manière les gens qu’il connaissait et ceux qu’il ne connaissait pas.

Il songea à Catherine Somervell, il se demandait si elle avait persuadé Bolitho de se fournir dans cette rue prospère.

Puis il sursauta : la nouvelle épaulette, la boutique, tout s’évanouit soudain comme dans un rêve.

La porte se referma, il osait à peine se retourner. Crowe lui dit :

— Si vous pensez que je puisse rien faire d’autre pour vous, monsieur Avery ?

Celui-ci fixait toujours la porte.

— Quelque chose qui ne va pas, commandant ? lui demanda le tailleur.

— Cette femme.

Il regardait toujours, mais la voiture avait disparu. Encore un rêve.

— Je crois que je la connais.

Crowe surveillait son commis qui empaquetait les achats d’Avery.

— Son mari était l’un de mes bons clients. Nous avons tous déploré sa disparition, même si ce n’était guère un client facile.

Puis, semblant soudain comprendre qu’il ne répondait pas à la question posée :

— Lady Mildmay. L’épouse, je devrais plutôt dire : la veuve du vice-amiral Sir Robert Mildmay.

C’était donc bien elle. Si ce n’est que, du temps du vieux Canopus, elle n’était encore que la femme du commandant.

Crowe reprit :

— Était-ce à elle que vous songiez ?

— J’ai dû faire erreur – il ramassa sa coiffure. Je vous prierai de faire livrer mes achats à l’adresse que je vous ai indiquée.

Pas de discussion, pas la moindre hésitation. Le nom de Sir Richard Bolitho vous ouvrait toutes les portes.

Il fut soulagé de retrouver la rue. Pourquoi s’agiter ainsi ? Pourquoi cela avait-il tant d’importance ? A l’époque, elle n’était pas restée insensible, et lui avait été assez stupide pour penser que ce n’était pour elle qu’un jeu agréable, un flirt sans conséquence.

Avait-elle changé ?

Il avait fugitivement aperçu ses cheveux, des cheveux blonds comme les blés. Tous ces jours et toutes ces nuits pendant lesquelles, incapable de trouver le sommeil, il avait tenté de les chasser de son esprit. Peut-être était-ce à cause d’elle qu’il n’avait guère résisté lorsque son oncle, Sir Paul Sillitœ, lui avait proposé de devenir l’aide de camp de Sir Richard Bolitho. Il s’attendait à ce que Bolitho, dès qu’il en aurait su davantage à son sujet, décline la proposition. Et au lieu de cela, à Falmouth, un jour qu’il n’oublierait jamais, leur gentillesse à son égard, la confiance que l’amiral lui avait accordée. Une amitié, enfin, qui l’avait aidé à oublier ses doutes et les blessures du passé. Il ne pensait plus qu’à leur prochaine campagne, au défi qui les attendait, même si cela devait le mener une fois de plus sous la gueule des canons.

Et maintenant, ça. Cette rencontre lui avait causé un véritable choc. Il s’était illusionné. Quelles auraient été ses chances ? Une femme mariée, la femme de son commandant ? Autant se tirer une balle dans la tête.

Était-elle toujours aussi belle ? Elle avait deux ans de plus que lui, un peu plus peut-être. C’était une femme si pleine de vie. Après l’indignité de la cour martiale, après que l’on se fut débarrassé de lui en l’affectant à bord de ce vieux Canopus et, croyait-il alors, pour le reste de sa carrière, elle avait été pour lui comme un astre éblouissant. Et il n’était pas le seul officier à s’être laissé séduire. Il pressa le pas, puis il les vit.

Ils étaient deux. Deux soldats réformés ; ils portaient encore les haillons tout tachés de leurs tuniques écarlates. Le premier était aveugle, il gardait la tête bizarrement penchée, comme s’il essayait de comprendre ce qui se passait. L’autre, manchot, serrait contre lui un quignon de pain que lui avait probablement donné le serveur du café d’à côté. Un client avait dû l’abandonner près de son assiette.

— Qu’est-ce qui se passe, Ted ? demanda l’aveugle.

— Un bout de pain, répondit l’autre. T’en fais pas, on aura peut-être de la chance.

Avery se sentait envahi par le dégoût. Il aurait dû s’habituer, mais non. Il lui était arrivé de se battre avec un officier qui s’était moqué de sa sensiblerie.

Il les héla :

— Vous, là-bas !

Il se rendit compte que, sous le coup de la colère et de l’écœurement, il avait pris un ton désagréable. Le manchot s’interposa entre l’officier et son camarade aveugle.

— Je suis désolé, s’excusa Avery.

Il se rappela Adam et son sabre d’honneur qu’il avait revendu.

— Prenez ça.

Il mit un peu d’argent dans la paume crasseuse.

— Vous mangerez quelque chose de chaud.

Et il tourna les talons, encore mécontent de voir que pareilles choses le bouleversaient toujours autant. Il entendit l’aveugle qui demandait :

— Qui c’était donc, Ted ?

Les chevaux faisaient tant de vacarme qu’il perçut à peine la réponse.

— Un gentilhomme. Un vrai gentilhomme.

Combien étaient-ils dans ce cas ? Combien y en aurait-il encore ? Sans doute des fantassins d’un régiment de ligne, peut-être deux soldats de Wellington : serrés épaule contre épaule, face à l’artillerie et à la cavalerie françaises. Réussissant à servir d’une bataille l’autre, jusqu’à ce que la chance tourne et les abandonne.

Les passants qu’ils croisaient ne pouvaient comprendre à quoi cela ressemblait, ils ne parviendraient jamais à comprendre comment lui-même ou son amiral pouvaient être encore bouleversés par le prix à payer dans une guerre. Comme ce jour, dans la grand-chambre de l’Indomptable, lorsque le vaisseau d’Adam s’était perdu et que ce brick, le Pic-vert, n’avait arraché à la mer qu’un seul et unique survivant. Il était revenu sur les lieux en violation formelle de ses ordres. Ce survivant, c’était le moussaillon. Avery avait vu Bolitho le ramener à la vie à force de compassion, alors même qu’il tentait de savoir ce qu’il était advenu d’Adam.

Dans le temps, Avery avait cru que ses propres souffrances l’avaient rendu indifférent au sort de ses semblables. Mais Bolitho l’avait fait changer d’avis.

Une cloche tinta dans le lointain : était-ce St. James, Piccadilly ? Il était passé devant sans s’en rendre compte. Il se retourna, mais les deux tuniques rouges avaient disparu. Comme des fantômes, surgis de quelque champ de bataille oublié pour s’évanouir à nouveau.

— Quelle surprise, monsieur Avery ! Vous !

Il la regarda, vaguement conscient qu’elle se tenait dans l’embrasure d’une parfumerie, un paquet joliment emballé dans les bras.

C’était comme si la rue s’était soudain vidée et, pareille aux deux fantômes, avait perdu son identité.

Il hésita d’abord, se découvrit. Elle scrutait son visage et, sans doute aucun, songea-t-il amèrement, ses cheveux noirs striés de grandes mèches grises. C’était comme dans ses rêves, lorsqu’il s’imaginait la piquer au vif sous les sarcasmes et le poids de son mépris afin de la punir d’une manière qu’elle ne pourrait jamais oublier.

Elle tenait un manchon de fourrure dans une main, et son paquet était à deux doigts de tomber. Il commença brusquement :

— Laissez-moi vous aider.

Et il saisit son paquet. Il était lourd, mais il en eut à peine conscience.

— Vous avez quelqu’un qui peut vous prendre ceci ?

Elle avait le regard intense.

— J’ai vu ce que vous avez fait pour ces pauvres mendiants. C’était gentil à vous – ses yeux se posèrent un bref instant sur son épaulette toute fraîche. Et vous avez également bénéficié d’une promotion, à ce que je vois.

— J’ai peur que ce ne soit pas exactement le cas.

Elle n’avait absolument pas changé. Sous la jolie capeline, les cheveux étaient peut-être un peu plus courts, comme c’était désormais la mode. Mais ses yeux étaient tels qu’il se les rappelait. Bleus. Extrêmement bleus.

Puis elle sembla se rappeler sa question.

— Ma voiture doit venir me reprendre d’ici une minute.

Son expression était devenue plus méfiante, comme si elle ne savait trop sur quel pied danser.

— J’ai cru vous avoir aperçue un peu plus tôt, reprit Avery. Sans doute un éclair de lumière. J’ai appris que vous aviez perdu votre mari.

Un court instant de triomphe. Mais c’était dérisoire.

— L’an passé…

— Je ne l’ai pas su à la lecture de La Gazette, je me trouvais hors d’Angleterre à l’époque.

Il devait lui paraître discourtois, mais il n’avait pu s’en empêcher.

— Il n’est pas mort au combat, répondit-elle. Cela faisait quelque temps qu’il était en mauvaise santé. Et vous ? Etes-vous marié ?

— Non.

Elle se mordit la lèvre. Même ce tic le faisait souffrir.

— J’ai lu je ne sais où que vous étiez l’aide de camp de Sir Richard Bolitho.

Et voyant qu’il restait silencieux, elle ajouta :

— Voilà qui doit être très enthousiasmant. Je ne l’ai jamais rencontré – une brève hésitation. Ni cette fameuse Lady Somervell, d’ailleurs. J’aimerais tant.

Avery entendit un bruit de roues. Il y en avait bien d’autres, mais, sans savoir trop comment, il devina qu’il s’agissait de la voiture assortie à son manteau. Elle lui demanda soudain :

— Êtes-vous descendu en ville ?

— Je suis logé à Chelsea, milady. Je me rendrai dans l’Ouest dès que j’aurai réglé mes affaires à Londres.

Deux taches écarlates marquaient ses joues, et ce n’était pas du maquillage.

— Vous ne vous étiez jamais adressé à moi sur un ton aussi solennel. Auriez-vous oublié ?

Il entendait la voiture ralentir. Tout serait bientôt fini : son rêve impossible ne viendrait plus le torturer.

— A l’époque, j’étais amoureux de vous. Vous le saviez sans doute.

Des souliers claquaient sur la chaussée.

— C’est tout, milady ?

Elle fit signe que oui et resta à regarder, l’air intéressée, le valet prendre le paquet des mains d’Avery. Cette expression, ces yeux mordorés qu’elle n’avait jamais pu oublier.

— J’ai rouvert ma maison de Londres, lui dit-elle. Nous vivions à Bath. Ce n’est plus comme avant.

Le domestique baissait le marchepied. Il n’avait pas accordé la moindre attention à Avery.

Elle posa la main sur la portière de la voiture. Une main petite, fort bien tournée, robuste.

— Ce n’est pas loin d’ici. J’aime à me trouver près du cœur des choses.

Elle leva des yeux brillants vers lui, comme s’il lui venait une idée.

— Viendriez-vous prendre le thé avec moi ? Demain ? Après tout ce temps…

Il se rappelait ce jour où il l’avait serrée contre lui. Où il l’avait embrassée. Où il s’était fait des illusions…

— Je crois que ce serait peu convenable, milady. On bavarde déjà suffisamment en ville et on y répand trop de calomnies. Je ne vous dérangerai plus.

Elle était montée en voiture, mais elle avait baissé la vitre. Le domestique attendait, visage de marbre, avant de s’installer auprès du cocher.

Elle posa sa main sur la sienne un long moment. Son agitation le surprenait.

— Venez.

Elle lui glissa une carte de visite. Puis, jetant à peine un regard au valet, elle murmura :

— Que me disiez-vous donc, à l’instant ? Etiez-vous réellement amoureux ?

Il répondit sans sourire :

— Je me serais fait tuer pour vous.

La voiture bleu foncé s’éloigna.

Il remit sa coiffure et dit à voix haute :

— Bon sang de bois, et je me ferais encore tuer maintenant !

Mais sa colère s’estompa et il ajouta à voix basse : « Susanna. »

 

Yovell, le corpulent secrétaire de Bolitho, attendait patiemment près du bureau de la bibliothèque, son gros derrière exposé au feu. A force de partager l’existence de Bolitho à la mer, il connaissait mieux que quiconque les projets et les détails que l’amiral devait mettre au point, avant de retranscrire cette guerre sur papier en ordres écrits à l’intention de ses commandants.

Tout comme l’autre domestique, Ozzard, homme loyal mais au caractère difficile, Yovell avait la jouissance d’une petite chaumière sur les terres. Allday vivait là, lui aussi, lorsqu’il rentrait de mer. Yovell eut un petit sourire amusé. Enfin, jusqu’au jour où Allday était devenu un respectable homme marié. À travers l’une des fenêtres, il voyait un chat qui attendait, plein d’espoir, que quelqu’un lui ouvre la porte. C’est Allday tout craché, toujours du mauvais côté de la porte. Lorsqu’il était en mer, il se faisait du mouron pour sa femme et son auberge de Fallowfield. Et maintenant, il avait en plus la responsabilité d’une enfant. Et quand il était à terre, il se torturait à l’idée qu’on le laisse sur le bord quand Bolitho regagnerait son vaisseau amiral. Yovell, lui, n’avait pas ce genre de soucis domestiques. Le jour où il aurait envie de cesser de travailler, il savait que Bolitho lui en laisserait la liberté. Il savait aussi que la plupart des gens le trouvaient fou à lier de risquer sa vie à bord d’un bâtiment de guerre.

Il regardait Bolitho feuilleter les documents sur lesquels il avait travaillé le plus clair de la matinée. Cela faisait seulement une semaine qu’il était rentré de Londres et il avait consacré presque tout son temps aux affaires de l’Amirauté. Catherine Somervell lui avait fait un grand signe en quittant la maison pour se rendre à l’invitation de Roxby, leur proche voisin et le « Roi de Cornouailles », comme on l’avait surnommé. Roxby avait épousé la sœur de Bolitho, Nancy. Yovell trouvait que c’était une bonne chose, que Catherine ait de la parentèle à qui rendre visite lorsqu’ils étaient tous en mer.

Il éprouvait la plus grande admiration pour elle, tout en sachant que beaucoup de gens la traitaient de putain. Lorsque leur transport, le Pluvier Doré, avait sombré au large des côtes d’Afrique, la compagne de Bolitho se trouvait avec eux. Elle n’avait pas seulement survécu aux rigueurs de leur séjour dans une chaloupe non pontée, elle les avait aidés à rester soudés, leur avait rendu espoir et donné du cœur à l’ouvrage quand il était fort peu probable qu’ils s’en sortent. Et Yovell en avait presque oublié ses propres souffrances.

Bolitho se tourna vers lui. Il paraissait très calme et reposé. Deux semaines passées sur les routes pour rentrer de Londres, les changements de voiture et de chevaux, les retards causés par des arbres tombés et des rivières en crue. Le récit qu’ils en avaient fait ressemblait à un cauchemar. Bolitho lui dit :

— Si vous voulez bien faire des copies de tout ceci, j’aimerais que tout parte chez Leurs Seigneuries le plus vite possible.

Il s’étira en songeant à la lettre qui l’attendait. Une lettre de Belinda, même si c’était un homme de loi qui guidait sa plume. Elle avait besoin d’argent, elle réclamait une augmentation de sa pension, pour elle et pour sa fille Elizabeth. Il frotta son œil malade. Son œil qui ne l’avait guère fait souffrir depuis son retour : peut-être le calme et la grisaille de Cornouailles étaient-ils plus reposants que les mille et un reflets à la surface de la mer.

Elizabeth. Dans quelques mois, elle aurait onze ans. Une enfant qu’il ne connaissait pas, qu’il ne connaîtrait jamais. Belinda ferait ce qu’il fallait pour. Parfois, il se demandait ce que penseraient de l’élégante Lady Bolitho ses amis de la bonne société londonienne, s’ils savaient qu’elle avait ourdi un complot avec le mari de Catherine, qu’elle avait colporté de fausses accusations pour la faire déporter comme une vulgaire voleuse. Catherine ne parlait jamais de cela, mais elle n’oublierait pas. Elle non plus ne pardonnerait jamais.

Depuis leur retour, ils avaient essayé de profiter de chaque instant, sachant que le temps leur était compté. Un vent de suroît avait soufflé plusieurs jours, les routes et les chemins étaient en meilleur état. Ils avaient parcouru à cheval des milles et des milles sur les terres, avaient rendu visite à Roxby, toujours souffrant après son attaque. Roxby était de mauvaise humeur : il adorait la vie qu’il avait menée jusqu’alors : la chasse, la boisson, les réceptions dans sa demeure près de la propriété de Bolitho. Il avait toujours harmonieusement combiné les plaisirs d’une vie de gentilhomme avec ses obligations de propriétaire foncier et de magistrat. Il était au mieux avec le Prince-Régent, relation qui lui avait peut-être valu de se faire anoblir par lui. Le verdict de ses médecins, qui lui imposaient le repos et une existence plus calme, était pour lui comme une véritable sentence de mort.

Bolitho repensa au long voyage de retour, sur ces routes effroyables. Catherine avait même réussi à le rendre heureux, en dépit de l’inconfort. Un jour, une crue les avait contraints à rebrousser chemin. Ils s’étaient réfugiés dans une petite auberge miteuse, au grand dam de leurs compagnons de voyage, deux ecclésiastiques fort bien mis et leurs épouses. Ils se rendaient chez leur évêque.

L’une d’elles, furieuse, avait déclaré :

— Aucune femme convenable n’accepterait de rester dans un endroit aussi atroce ! – et, s’adressant à Bolitho : J’aimerais bien savoir ce qu’en pense votre épouse.

C’est Catherine qui avait répondu :

— Nous ne sommes pas mariés, madame.

Elle avait pris Bolitho par le bras avant d’ajouter :

— Cet officier s’est enfui après m’avoir enlevée !

Ils n’avaient plus jamais revu leurs compagnons qui avaient pris une autre diligence ou s’étaient évanouis dans la nuit.

Leur chambre était humide et sentait passablement le renfermé de n’être guère occupée. Mais l’aubergiste, nabot fort jovial, leur avait fait du feu sur-le-champ et le souper qu’il avait préparé aurait rassasié le plus vorace des aspirants.

La pluie battait contre la fenêtre, la flambée faisait danser des ombres sur les murs, ils s’étaient engloutis dans le lit de plume et avaient fait l’amour comme des amants fugitifs.

Bolitho avait reçu une brève lettre d’Adam, il se contentait d’annoncer qu’il appareillait avec Valentine Keen, destination Halifax. Il les priait de l’excuser de ne pas être allé leur rendre visite à Falmouth.

Lorsqu’il repensait à eux, il avait du mal à ne pas laisser son esprit vaciller. Adam et Keen. Le capitaine de pavillon et l’amiral. Comme James Tyacke et moi. Mais leur situation était si différente. Ils avaient tous deux aimé la même femme, et Keen l’ignorait. Bolitho savait que partager ce secret revenait à en partager la culpabilité.

Cette même nuit, à l’auberge, tandis qu’ils étaient étendus après l’amour, épuisés, Catherine lui avait raconté autre chose. Elle avait emmené Keen à Zennor, au cimetière où Zénoria était enterrée. C’était à une bonne trentaine de milles de Falmouth. Ils étaient descendus pour la nuit chez des amis de Roxby, à Redruth.

— Si nous étions allés ailleurs, lui avait-elle expliqué, il y aurait eu des commérages épouvantables. Je ne voulais pas courir le risque… il y a déjà assez de gens qui ne nous veulent pas du bien.

Puis, lorsque Keen était allé se recueillir, seul, sur la tombe, elle avait parlé au bedeau. Il était également jardinier et, avec son frère, le charpentier de l’endroit. Il lui avait confié qu’il fabriquait tous les cercueils du village et des fermes alentour.

Elle avait ajouté :

— Je lui ai demandé de mettre des fleurs fraîches sur la tombe toute l’année.

Bolitho la serrait contre lui devant le feu, il devinait sa tristesse à l’évocation de ces souvenirs.

Elle avait poursuivi :

— Il n’a pas accepté d’argent, Richard. Il m’a expliqué qu’un jeune officier de marine s’en était déjà chargé. Ensuite, je suis allée à l’église. J’ai cru revoir le visage d’Adam, le jour du mariage de Val et Zénoria.

Quel tour étrange et vicieux avait bien pu jouer le destin, en réunissant Adam et Keen ? Cela pouvait les guérir, ou les détruire.

Yovell astiquait ses lunettes cerclées d’or.

— Sir Richard, quand Mr Avery doit-il arriver ?

Bolitho se tourna vers lui, attentif. Cet homme avait plusieurs facettes. D’après la rumeur, Yovell avait été maître d’école. Il le croyait sans peine. Difficile de l’imaginer à bord de la chaloupe, quand le Pluvier Doré était parti par le fond. Difficile d’imaginer ses mains, peu habituées au labeur des marins, déchirées et sanguinolentes sur les avirons ; son visage brûlé par le soleil. Cela dit, il ne se rappelait pas l’avoir entendu se plaindre une seule fois. C’était un homme cultivé, qui aimait lire la Bible comme d’autres adorent jouer aux dés.

Même si sa question au sujet de l’aide de camp pouvait paraître anodine, on sentait que Yovell lui portait un intérêt véritable. Aussi énigmatiques l’un que l’autre, peut-être étaient-ils faits du même bois. George Avery était un homme très calme, réservé. Sillitœ lui-même savait peu de chose de son neveu. Il ne s’en préoccupait guère. La sœur de Sillitœ était la mère de George Avery. Quant au frère de Sillitœ, qui avait apparemment eu tant d’influence sur Avery qu’il lui en avait parlé comme s’il était son père lorsqu’ils avaient fait connaissance, Bolitho n’en savait strictement rien. Il avait été officier de marine et avait sans doute fait usage de son influence pour trouver à son neveu son premier embarquement d’aspirant. Le propre père d’Avery, une éducation rigide dans une famille de clerc : rien n’avait pu venir à bout de son envie de naviguer. Le frère de Sillitœ était tombé lors de la bataille de Copenhague à bord du Gange, comme tant d’autres avec lui en ce jour funeste.

Un lieutenant de vaisseau sans relations n’avait pas grand-chose à faire à Londres, même si Catherine devinait vaguement qu’il avait dû y avoir un jour une femme dans la vie d’Avery.

Seule une femme aura pu le blesser aussi profondément.

Elle avait probablement raison.

— Mr Avery va arriver d’ici une semaine environ. Ou quand il lui plaira.

Peut-être Avery attendrait-il la dernière minute. Peut-être ne supportait-il pas d’en voir d’autres, qui ne cachaient pas l’amour qu’ils se portaient, quand lui-même était esseulé.

Il écoutait le bruit sourd des sabots.

— Madame rentre bien tôt.

Yovell, qui était à la fenêtre, hocha négativement la tête.

— Non, amiral, c’est un courrier – et, sans se retourner : Sans doute des dépêches.

Bolitho se leva, essayant de se préparer tandis que son secrétaire sortait aux nouvelles. Si tôt. Si tôt. Un mois de délai supplémentaire, et ils le prévenaient déjà de la date de son départ. Mieux eût valu qu’ils l’aient laissé à bord de l’Indomptable ; et à la même seconde, il sut que c’était un mensonge. Être près d’elle, ne fût-ce qu’une heure, cela n’avait pas de prix.

Yovell était de retour avec l’enveloppe de toile si familière, marquée de l’ancre câblée de l’Amirauté. Elle détruisait tous les espoirs qu’il aurait pu encore caresser.

Yovell regagna la fenêtre pour observer ce qui se passait derrière les arbres. Il nota que le chat avait disparu, ce qui le fit repenser à Allday. Ça allait être dur.

Il entendait le coupe-papier qui déchirait l’enveloppe. Le courrier était aux cuisines, on lui avait offert une boisson chaude : il était certainement plein d’envie pour ceux qui vivaient dans de grandes demeures comme celle-ci. Bolitho annonça tranquillement :

— Tout est avancé d’une semaine. Nous appareillons pour Halifax le 18 février.

Yovell nota que l’amiral avait gardé tout son calme, comme tous s’attendaient à le voir. Aucune émotion ne semblait l’atteindre.

— Ce n’est pas la première fois, sir Richard, lui répondit-il.

Bolitho s’empara d’une plume et se pencha sur les papiers qui recouvraient son bureau.

— Rendez l’accusé de réception à ce garçon.

Il se leva, se protégeant l’œil de la lumière avec sa manchette.

— Je vais prendre un cheval pour aller rejoindre Lady Catherine. Prévenez Matthew, voulez-vous ?

Yovell s’empressa. Il n’avait guère envie de partir, mais il comprenait que Bolitho voulait être seul pour se faire à l’idée de cette séparation. Trois semaines, la largeur de l’océan, le bout du monde.

Il referma doucement la porte derrière lui. Finalement, ce sont peut-être les chats qui comprennent le mieux la vie.

 

Ils se retrouvèrent près du muret de schiste qui marquait la limite des terres de Roxby. Elle attendit pour descendre de selle qu’il ait mis pied à terre et s’avance vers elle. Alors, elle sauta dans ses bras. La brise faisait voler ses cheveux lâchés.

— Tu as eu des nouvelles. Dans combien de temps ?

— Trois semaines.

Elle pressa son visage contre lui pour qu’il ne puisse voir ses yeux.

— Nous allons en faire une éternité, mon chéri. Je serai toujours avec toi, toujours.

Elle avait dit cela sans irritation ni amertume. Le temps était trop précieux pour qu’on le gâche.

— Je n’ai pas envie de partir, lui répondit-il. J’en déteste la seule idée.

Elle le sentait frissonner à travers son manteau, comme s’il avait froid ou comme s’il avait été fiévreux. Elle savait que c’était autre chose.

— Pourquoi faut-il que tu souffres à cause de moi, à cause de ce que je suis ?

— Parce que, moi, je te comprends. Je suis comme ta mère et toutes ces femmes qui l’ont précédée. Je t’attendrai comme elles attendaient, tu me manqueras plus que je ne saurais dire.

Et, plongeant ses yeux sombres dans les siens :

— Et par-dessus tout, je suis si fière de toi. Lorsque tout cela sera fini, nous serons ensemble… plus rien ni personne ne pourra nous séparer.

Il lui effleura le visage et la gorge.

— C’est tout ce que je souhaite.

Puis il l’embrassa très doucement, si doucement qu’elle avait envie de pleurer.

Mais elle était forte, trop forte pour laisser les larmes couler. Elle savait à quel point il avait besoin d’elle et cela lui donnait le courage indispensable, peut-être plus aujourd’hui que jamais auparavant.

— Ramène-moi à la maison, Richard. Nous avons toute la vie, tu te souviens ?

Ils marchaient en silence, les chevaux les suivant tranquillement. Parvenus sur la crête, ils découvrirent la mer ; elle le sentit qui lui serrait plus fortement le bras. Comme s’il se retrouvait face à son vieil ennemi.

 

La croix de Saint-Georges
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